Les lettres de Van Gogh, lettres de Vincent Van Gogh à Théo et à sa mère, à Emile Bernard, la correspondance de Vincent Van Gogh.
Généralités Les œuvres de Vincent VAN GOGH
Lettres de Vincent Van Gogh Lettres de Van Gogh descriptions
Lettres publiées dans le "Mercure de France" 1893 - 1894 - 1895
Lettres de Vincent Van Gogh à Emile Bernard, celles-ci sont probablement la première publication de ces lettres au public, dans la célèbre revue "Mercure de France" de 1893-1894-1895.
EXTRAITS DES LETTRES
DE VINCENT VAN GOGH A EMILE BERNARD
(1887-1888-1889-1890)
1888
LETTRE IX
Mon cher copain Bernard,
Je m'aperçois que j'ai oublié de répondre à ta question, si Gauguin est toujours à Pont-Aven. Oui, il y est encore, et si tu as envie de lui écrire, suis porté à croire que cela lui fera plaisir. Il demeure jusqu'à présent probable qu'il me rejoindra ici sous peu, aussitôt que, de part ou d'autre, nous pourrons trouver les frais du voyage.
Je ne crois pas que cette question des Hollandais, laquelle nous traitons de ces jours-ci, soit sans intérêt. Lorsqu'il est question de virilité, d'originalité, de naturalisme quelconque, il est bien intéressant de les consulter. Il faut d'abord que je te reparle de toi, de deux natures-mortes que tu as faites et de deux portraits de ta grand'mère. As-tu jamais fait mieux et as-tu jamais davantage été toi et quelqu'un ? Pas à mon avis. L'étude profonde de la première chose tombant sous la main de la première personne venue suffisant pour créer réellement. Sais-tu ce qui me faisait tant aimer ces trois ou quatre études? Je ne sais quoi de volontaire, de très sage, je ne sais quoi de fixe et de ferme et sûr de soi dont elles faisaient preuve. Jamais tu n'as été plus près de Rembrandt, mon cher, qu'alors.
Dans l'atelier de Rembrandt, l'incomparable Sphinx, Van der Mer de Delft a trouvé cette technique excessivement solide qui n'a pas été surpassée, qu'actuellement.... on brûle.... de trouver. Oh, je sais que nous autres travaillons et raisonnons couleur, comme eux clair-obscur, valeur.
Q'importent ces différences, alors qu'il s'agit, en somme, de s'exprimer fortement ?
Actuellement, tu es en train de scruter les procédés italiens et allemands primitifs, la signification symbolique que peut contenir le dessin abstrait et mystique des Italiens. Faites.
J'aime assez, moi, cette anecdote relative à Giotto. Il y avait un concours pour exécuter je ne sais quel tableau représentant une Vierge. Un tas de projets sont envoyés à l'administration des Beaux-Arts de ce temps-là. Un de ces projets, signé Giotto, est tout simplement un ovale, une sorte d'œuf. L'administration, intriguée — et confiante — confie la Vierge en question à Giotto. Est-ce vrai ou non, je l'ignore; mais j'aime assez l'anecdote.
Pourtant, retournons à Daumier et à ta grand’mère.
Quand est-ce que tu nous en remontreras d'études de cette solidité-là? Je t'y engage, tout en ne méprisant aucunement tes recherches relatives aux propriétés des lignes à mouvements opposés — n'étant point indifférent, je l'espère, aux contrastes simultanés des lignes, des formes. Le mal est — vois-tu, mon cher copain Bernard — que Giotto, Cimabue, ainsi que Holbein et Van Dyck, vivaient dans une société obélisquale — passe moi donc le mot — échafaudée, construite architecturalement, où chaque individu était une pierre, toutes se tenant et formant société monumentale. Cette société, lorsque les socialistes construiront — ce dont ils sont passablement éloignés — logiquement leur édifice social — on en reverra — je n'en doute point — une incarnation. Mais, tu sais, nous sommes en plein laisser-aller et anarchie.
Nous, artistes, amoureux de l'ordre et de la symétrie, nous nous isolons et travaillons à définit une seule chose.
Puvis sait bien cela, et lorsque lui, si sage et si juste, a voulu — oubliant ses Champs-Élysées — descendre aimablement jusqu'à l'intimité de notre époque, il a fait un bien beau portrait : le vieillard serein, dans son clair intérieur bleu, lisant le roman à couverture jaune — un verre d'eau, dans lequel un pinceau pour l'aquarelle- et une rose, à côté de lui. Aussi une dame du monde, telle qu'en ont portraituré les de Goncourt.
Or, les Hollandais, nous les voyons peindre des choses telles quelles, apparemment sans raisonner, comme Courbet peignait ses belles femmes nues. Ils font des portraits, paysages, natures-mortes. On peut être plus bête que cela et faire de plus grandes folies.
Si nous ne savons que faire, mon cher copain Bernard, alors, nous, faisons comme eux, si ce n'était que (1) pour ne pas laisser s'évaporer notre rare force cérébrale en de stériles méditations métaphysiques qui ne sauraient mettre en bocal le chaos, lequel est chaotique pour cela même qu'il ne tient dans aucun verre de notre calibre.
Nous pouvons — et voilà ce que faisaient ces Hollandais désespérément malins pour les gens à systèmes nous pouvons peindre un atome du chaos, un cheval, un portrait, ta grand'mère, les pommes, un paysage.
Pourquoi dis-tu que X... b... mal ? X... vit comme un petit notaire et n'aime pas les femmes, sachant que s'il les aimait et les b... beaucoup, cérébralement malade, il deviendrait inepte en peinture.
La peinture de X... est virile et impersonnelle justement parce qu'il a accepté de n'être personnellement qu'un petit notaire ayant en horreur de faire la noce. Il regarde des animaux humains plus forts que lui, b... et b..., et il les peint bien, justement parce qu'il n'a pas tant que ça la prétention de b...
Rubens ! ah.! voilà ! il était bel homme et bon b... , Courbet aussi. Leur santé leur permettait de boire, manger, b...
Pour toi, mon pauvre cher copain Bernard, je te l'ai déjà prédit ce printemps : mange bien, fais bien l'exercice militaire, b… pas trop fort, ta peinture en ne b... pas trop fort n'en sera que plus couillarde.
Ah ! Balzac, ce grand et puissant artiste nous l'a bien dit que pour les artistes modernes la chasteté relative les fortifiait.
Les Hollandais étaient gens mariés, faisant des enfants; beau, bien beau métier, bien dans la nature.
Une seule hirondelle n'amène pas le printemps. Je ne dis pas que dans tes nouvelles études bretonnes il n'y en ait pas de Viriles et fermes, je ne les ai pas encore vues, donc ne saurais en parler. Mais j'ai vu ces choses viriles, le portrait de ta grand'mère et tes natures mortes. D'après tes dessins, je doute vaguement de ce que les nouvelles études auraient en égale force juste au point de vue viril.
Ces études dont je parle en premier lieu, tu vois, c'est l'hirondelle première de ton printemps d'artiste.
Si nous voulons nous, bien b... pour notre œuvre, nous 'devons quelquefois nous résigner à peu b..., et pour le reste être, selon que notre tempérament le requiert, soldats ou Moines.
Les Hollandais, encore une fois, avaient des mœurs et une vie paisible, calme, réglée.
Delacroix — ah ! celui-là ! — « J'ai dit-il — trouvé la peinture lorsque je n'avais plus ni dents, ni souffle ! » et ceux qui ont vu peindre cet illustre artiste disaient : « Quand Delacroix peint, c'est comme le lion qui dévore le morceau ». Lui ne b... que peu et ne faisait que les amours faciles pour ne pas dérober au temps consacré à son œuvre.
Si dans cette lettre plus incohérente en apparence, et considérée en soi sous ses rapports avec ta correspondance et surtout l'amitié précédente, que je ne la désirais; si dans cette lettre tu découvres que j'ai quelques inquiétudes — en tous cas sollicitudes — pour ta santé, prévoyant la dure épreuve que tu auras à traverser en faisant ton service, obligatoire, hélas ! alors, tu la liras bien. Je sais que l'étude des Hollandais ne saurait que te faire du bien, leurs œuvres étant si viriles, si couillardes et si saines. Personnellement, je me trouve assez bien de continence, ça suffit à nos faibles cervelles impressionnables d'artistes de donner leur essence à la création de nos tableaux. Car en réfléchissant, calculant, nous éreintant, nous dépensons de l'activité cérébrale.
Pourquoi nous efforcer à écouler toutes nos sèves créatrices là où les m….. de profession et les simples michés bien nourris travaillent davantage à la satisfaction de la p…., plus soumise dans ce cas que nous-mêmes.
La p….. soumise en question a davantage ma sympathie que ma compassion.
Être exilé, rebut de la société, comme moi et toi artistes le sommes, elle est certes notre amie et sœur.
Et elle trouve dans cette position de rebut — de même que nous — une indépendance qui n'est pas sans avoir ses avantages, tout bien considéré. Ne nous trompons donc pas de point de vue en croyant la servir par une réhabilitation sociale, d'ailleurs peu praticable et qui lui serait funeste.
Je viens de faire un portrait d'un facteur ou plutôt même deux portraits.
Type socratique, pas moins socratique pour être un peu alcoolique, et conséquemment haut en couleur. Sa femme venait d'accoucher, le bonhomme luisait de satisfaction. Il est terrible républicain, comme le père Tanguy. Non de D... ! Quel motif à peindre à la Daumier, eh !
Il se raidissait trop dans la pose, voilà pourquoi je l'ai peint deux fois, la deuxième fois dans une seule séance. Sur la toile blanche, fond bleu, presque blanc, dans le visage tous les tons rompus, jaune, vert, violacés, roses, rouges. L'uniforme, bleu de Prusse, agrémenté de jaune.
Si le cœur t'en dit, écris-moi bientôt suis fort encombré et n'ai pas encore trouvé le temps pour croquis des figures.
Poignée de main. Tout à toi.
P-S. — Cézanne est justement homme marié bourgeoisement, comme les vieux hollandais ; s'il bande bien dans son œuvre c'est que ce n'est pas un trop évaporé par la noce.
(1) Lire quand ce ne serait que...
Vincent Van Gogh
Extrait de la revue "Mercure de France" 1893
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